Les mille fleurs forment un tout. Pour la Dame à la licorne, elles sont source d’apprentissage.

 « A chaque étoile dans le ciel correspond une fleur sur la terre » Paracelse

Apprendre à reconnaître

Ma mère étant le plus souvent absente, c’est à travers le regard de mon père que j’appris à définir mon identité de femme. Pour lui plaire, j’acceptai volontiers le rôle de petite princesse à chérir et protéger qu’il m’attribua dès ma naissance. Je fus flattée lorsqu’à ma dixième année il me confia la gestion des tâches de la maison, m’expliquant que cette place de gardienne du foyer était celle de la femme. Mais à l’adolescence, il me fallut entrer en résistance. Lorsqu’il déroula le plan de vie qu’il m’avait choisi, je ne pus me résoudre à accepter la vision de femme soumise à son père et à son mari qu’il tenta de m’imposer. Je ne fus d’ailleurs pas plus à l’aise avec l’image que mes premiers amants me renvoyèrent. A leur contact, je ne perçus le féminin que comme objet de désir et de plaisir. Etre femme ne pouvait se résumer à cela. Je compris qu’il me faudrait trouver par moi-même comment me définir. A 18 ans, je partis vivre à l’étranger. Loin de ceux qui m’aimaient, j’espérais pouvoir trouver d’autres modèles.

Les mille fleurs

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La Dame à la licorne (détails tentures), vers 1500

La Dame évolue dans un univers floral où plus d’une quarantaine d’espèces différentes cohabitent. La flore est constituée de fleurs communes à son époque : des fleurs des champs et des bois telles que la marguerite, la pensée sauvage, la jacinthe, la violette, le muguet ; des fleurs de culture comme l’œillet, le jasmin ou la rose. L’ensemble forme un motif extrêmement populaire à la fin du XVème siècle. On le retrouve très souvent sur les bordures enluminées des manuscrits et dans les tapisseries dites ‘’aux mille-fleurs’’ ou ‘’verdures’’. La nature est représentée selon les codes de l’esthétique médiévale afin que le spectateur puisse facilement l’appréhender et se laisser émouvoir : le style est réaliste et la gamme de couleurs, éclatante et pure, limitée.

Au Moyen Age, tout est signifiant mais rien de se borne à la chose qu’il représente. Par son essence, les qualités qui lui sont attribuées, le sujet tend toujours vers le sacré. La fleur est considérée comme reflet et présence du divin ; son parfum et son langage, comme des voies d’accès jusqu’à lui. Dans l’hermétisme où « tout ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas », il existe une loi de correspondances qui régit l’univers. Selon ce principe, la nature – environnement familier à cette période rurale – tout en apportant à l’Homme des réponses aux grandes questions métaphysiques qu’il peut se poser, permet à Dieu d’expliquer le monde céleste. L’univers de la Dame traduit cette pensée : les fleurs, présentes tant sur le fond que dans l’île, sont traitées sur un même plan, créant ainsi une continuité de l’espace. Monde céleste et monde terrestre sont unis et les fleurs, toutes en pleine floraison, forment un tout.

Le langage des fleurs

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Herr Konrad von Alststetten, Maître du codex Manessé, vers 1310 – wikipedia commons (domaine public)

Evoluant dans un univers courtois, les dames de l’île savent manier le langage des fleurs. Pratiqué dès l’Antiquité, il est considéré comme un langage des Mystères permettant à l’âme de s’élever vers le divin. Au Moyen Age, il permet au chevalier courtois de correspondre avec l’aimée pour lui exprimer une pensée ou ses sentiments. Un code précis le régule : la fleur prend un sens particulier en fonction de l’objet dont elle est l’emblème, de sa couleur et de son intensité. Le blanc symbolise la pureté, la virginité, la lumière et l’éternité ; le vert, l’espérance et le renouveau ; le jaune comme l’or, la richesse et le sacré ; le rouge, la vie, l’amour et la volonté ; le bleu, la manifestation et la noblesse d’âme tournée vers le spirituel. La palette de couleurs utilisée dans les tapisseries se réfère à ce langage symbolique. Elle s’inspire d’ailleurs de celle utilisée dans l’Egypte ancienne. A l’époque, il était attendu que cette association de coloris délivre au spectateur non seulement un message mais également une énergie, de nature mystique. La Dame le sait et en use.

Apprendre à se connaître

La Dame connaît les fleurs de son île. Par l’observation de ce qui l’entoure, elle a acquis un certain savoir et peut à présent choisir celles qui lui conviennent. Ces fleurs symbolisent les manifestations possibles d’un genre, des archétypes. Selon la pensée analogique médiévale, en apprenant à les reconnaître, elle a pu se connaître.

Toute quête commence par un désir de connaissance ; une soif de réponses à la question brûlante de sa propre nature : le « qui suis-je », qui à un moment se transforme en « qui suis-je vraiment ». Lorsque l’homme accède à la réponse, comme l’énonce Socrate, il peut alors connaître la nature et les dieux. Pour se définir, la femme se trouve confrontée à plusieurs grands archétypes, plus ou moins modulables. Face au désir de l’homme ou à sa culture, elle peut s’identifier aux modèles de femmes soumises – déesse mère, gardienne du foyer, femme-enfant – ou incarner une tentatrice, une femme objet de désir et de plaisir. Face à elle même, elle peut choisir de se révolter – se transformant en amazone des temps modernes – ou accepter en conscience de se soumettre. La Dame, elle, a choisi. Ayant, au début de cette histoire, déjà accompli un long travail sur elle-même, cette femme de Sagesse a appris à reconnaître la nature profonde de son féminin. Elle sait déjà qui elle est vraiment.