Le miroir est l’instrument de l’épreuve. Il amène la Dame à la licorne à voir vraiment.

« L’âme qui languit d’amour fait la guerre aux vices en acquérant les vertus (…) L’âme qui est morte en amour en a fini avec le monde (…) ; pour autant, elle vit en Dieu, et là, elle ne peut trouver ni pêché, ni vice (…) ; ainsi cette âme vit elle en repos et en paix (…) Et parce que cette âme est dans une telle paix, elle vit dans le monde sans aucun remords » Marguerite Porete – Le miroir des âmes simples et anéanties

Se voir vraiment

La vie nous place sans cesse face à des situations pour nous tester jusqu’à ce que, épuisé de revivre sans cesse les mêmes expériences, quelque chose en nous accepte enfin de lâcher. Mais dans l’attente de ce moment, lorsque, suivant un chemin d’éveil, la conscience de nos actes devient de plus en plus claire, l’image de nous-mêmes qui se révèle semble bien cruelle. Après de longues années à aspirer et œuvrer, je ne peux que constater à quel point mon âme reste tiraillée. Plongée dans un monde de tentations qui nous amène sans cesse à tout comparer, il m’arrive encore de céder aux fausses promesses ou d’envier les expériences d’autrui. De même, lorsque je me sens menacée, la bête qui sommeille se réveille et me submerge. Mais, j’ai arrêté de me juger constamment car je me sais habitée par tout le poids d’un passé dont j’ai hérité. Aujourd’hui, dans de telles circonstances, je vois celle que je suis vraiment et j’accepte de n’être ni bonne ni meilleure car j’ai reconnu intérieurement que je ne peux, seule, me transformer. Comme la suivante et la Dame avant elle, j’aspire, confiante, à mon seul désir. Non pas de m’améliorer mais de m’élever jusqu’à celui qui peut me libérer. Alors, lorsque je tombe à nouveau, je me relève, et me remets à l’ouvrage. Me voir vraiment m’a appris l’humilité. Ne pas me juger, m’apprend, très lentement, à ne pas juger mon prochain.

Le miroir

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La vue (détails), vers 1500, La Dame à la licorne

Dans la tapisserie de la vue, le miroir se place au centre de la scène, tout comme la corne, l’oiseau ou la couronne d’œillets avant lui. Il se présente comme l’instrument et la clef de cette nouvelle épreuve.

La littérature médiévale regorge de miroirs de toutes sortes. Dès le XIIIème siècle, le livre à succès de Vincent de Beauvais, « Le grand miroir », en fait un symbole majeur de connaissance et de sagesse. Il y parle du miroir de la nature, de la science, de la morale et de l’histoire. L’objet s’entend toujours à double sens : il est le reflet de celui qui le regarde – de son cœur et de sa conscience – tout autant qu’il réfléchit une réalité, une vérité qui ne peut, sans lui, directement s’appréhender. Il amène à la contemplation de la Sagesse; en reflétant le ciel, il révèle l’intelligence céleste.

Dans cette scène, le miroir est en or, orné de gemmes et de forme circulaire. Tous ces signes attestent de sa nature sacrée; ils symbolisent la présence de la divinité. Chez les chrétiens, comme le rappelle l’encyclopédie des symboles, le miroir « représente souvent un symbole marial car Dieu s’est réfléchi et a imprimé son Image dans la Vierge-Marie ». Après avoir tressé sa couronne de fiancée, la Dame semble donc bien ici se préparer pour des noces sacrées.

Voir vraiment

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La vierge tient un miroir, Bestiaire d’amour, R. de Fournival, fin XIIIème – wikimedia commons (domaine public)

La Dame ne se regarde pas ; elle tend le miroir à la licorne qui y fait face. C’est donc symboliquement son cœur – siège de l’âme – qui se livre à l’épreuve. C’est elle qui se voit vraiment, tout comme elle contemple ce que Dieu y manifeste.

L’histoire de la Dame s’inscrit dans une tradition à la fois chrétienne, hermétique et néo- platonicienne. Pour Platon comme pour Plotin, le miroir est associé à l’âme humaine. Saint Paul reprend la même idée lorsqu’il qualifie le cœur humain de « miroir reflétant Dieu ». Pourtant, tous en témoignent : seul ce qui au fond de l’âme provient de l’éternité peut éprouver la vision de la divinité. Notre œil sensoriel limité ne peut donc accéder à la vision de Dieu sans un changement de conscience. En s’observant et en aspirant, le chercheur de Vérité apprend à voir de plus en plus clairement son fonctionnement comme celui de ce qui l’entoure. Il se démasque lui-même en remontant jusqu’à la racine de ce qui le pousse à agir. Il reconnaît que, malgré son aspiration à élever son âme jusqu’à Dieu, il reste mû par des forces qui le dépassent. Si des désirs, des peurs et des illusions tombent, d’autres, plus profondes, demeurent. Il se juge, s’impatiente et viennent alors le désespoir, la révolte et la colère face à sa propre impuissance à ne pouvoir posséder ni être ce qu’il désire. Ainsi, luttant contre lui-même, il s’emprisonne davantage. Les textes hermétiques comme les évangiles nous mettent en garde sur ces tortionnaires de l’âme. La volonté ne peut rien. C’est en entrant dans la non lutte, dans la non critique, dans le non agir, que l’homme peu à peu parvient à ouvrir un espace qui l’amène à voir vraiment.